Néolibéralisme et santé en Argentine : la dictature du libre marché.
22 mars 2015
En Argentine, comme dans d’autres pays latino-américains, les réformes néolibérales ont été initiées au milieu des années 70 avec le nouveau cycle d’accumulation capitaliste caractérisé par la suprématie du capital financier.
Par Alicia Stolkiner, 2014
Dès 1930, les groupes de pouvoir appelaient au coup d’Etat militaire pour imposer leurs projets. Face à eux se dressait une forte tradition de résistance populaire. Pour cette raison, le premier pas pour mettre en place de telles politiques à haut coût humain, a été de discipliner le corps social. En 1976, les forces armées ont imposé une dictature appliquant la terreur d’Etat sous forme de détentions illégales, d’enlèvements, de torture et l’assassinat de 30.000 personnes, jeunes pour la plupart. En huit ans seulement, la dette externe a bondi de 364% , les salaires ont baissé, et bien qu’il s’agissait d’un gouvernement qui privatisait à tout va, il a nationalisé la dette contractée par le secteur privé, faisant porter son poids sur l’ensemble de la population.
La résistance à la dictature a été menée par les organismes de droits humains qui réclamaient pour les personnes disparues, principalement des mères et parents qui dans la dernière décennie ont réussi à amener devant les tribunaux les responsables des crimes de la dictature.
La dictature s’est effondrée suite au discrédit tant interne qu’international, issu de la guerre menée contre la Grande Bretagne pour les Iles Malouines. Des élections ont été convoquées. Le gouvernement démocratique assume le pouvoir en 1983 fortement influencé par la charge de la dette héritée de la dictature et par des mutineries militaires. Suite à quelques tentatives pour sortir de l’héritage économique de la dictature et de juger ses crimes, le gouvernement de Raul Alfonsin s’est vu dans l’obligation de quitter le pouvoir de manière anticipée à cause de la crise d’hyperinflation de l’année 1989. Cette crise a été l’instrument politique des groupes financiers mais aussi une mesure de discipline sociale qui permettait de générer les conditions pour la réforme pro-marché qui se mettrait en place dans les années 90.
Dès 1989, les réformes appliquées dans les pays d’Amérique latine étaient guidées par ce que l’on appelait alors le “Consensus de Washington” . La recette néolibérale – ouverture et dérégulation de l’économie, privatisations des services et des entreprises publiques, transfert de fonds et de capitaux sociaux à des entreprises financières, flexibilisation du marché du travail et diminution des dépenses publiques – s’est développée de manière systématique en Argentine, aux côtés d’une politique monétaire de “convertibilité” qui établissait la parité de la monnaie locale avec le dollar. Cette mesure a permis de stopper l’inflation mais a eu des effets destructeurs à court terme sur la structure productive, déclenchant une augmentation dramatique de la dette, du chômage et de la pauvreté. A la fin de la décennie, deux mesures économiques ont précipité la crise : le refinancement de la dette au grand bénéfice des banques internationales et le blocage des comptes et de l’épargne pour préserver les banques. Une mobilisation massive, réprimée brutalement, a mené à la démission du président en décembre 2001.
De nouveaux mouvements de résistance étaient apparus, comme celui des travailleurs sans emploi, appelés “piqueteros” en référence à leur stratégie de blocage des voies de communication. Il y eu aussi les entreprises en faillite récupérées par leurs travailleurs de manière autogestionnaire pour maintenir les places de travail.
Le projet néolibéral s’est effondré donnant lieu à la plus grave crise économique, sociale et politique qu’ait connu le pays. En 15 jours seulement, 5 présidents se sont succédés, le pays s’est déclaré en défaut de paiement et la monnaie a été dévaluée abruptement. Le pays est entré dans une récession aigüe et la misère a augmenté dramatiquement. Il y eu une prolifération de mouvements sociaux et de résistance. On a même vu le retour du troc dans l’échange de produits. C’est probablement grâce à cette forte mobilisation que la sortie de crise s’est faite en dehors des recettes néolibérales qui ne faisaient plus consensus. Une partie des groupes économiques voulaient imposer à nouveau la dollarisation et l’ajustement, mais leur position a été défaite.
A partir de 2003, suite à de nouvelles élections, un changement radical s’est opéré par rapport aux politiques antérieures. Dans un contexte favorable à l’exportation de produits agricoles, se mirent en place des politiques tendant à développer l’industrie nationale, favorisant le marché intérieur et l’emploi, avec une intervention active de l’Etat. A alors commencé un cycle de croissance soutenue – autour de 7% du PIB par année qui ne s’est ralenti qu’à partir de la crise internationale de 2008 et qui a provoqué une forte opposition de certains secteurs du pouvoir réticents aux mesures redistributives. A partir d’un nouvel alignement avec les pays de la région, la proposition de Traité de Libre Commerce avec les Etats-Unis a été rejetée et la dette contractée auprès de Fonds Monétaire International a été soldée libérant le pays des audits et impositions de l’organisme international.
Le chômage a diminué de manière notable, passant de 21% en 2003 à 6,8% en 2012. Les politiques sociales ont également fait diminuer les indices de pauvreté et d’indigence. Certaines ressources stratégiques comme le pétrole ont été renationalisées et des politiques sociales plus inclusives ont vu le jour, dans une tendance générale au néokeynesianisme. Actuellement, les problèmes principaux sont le contrôle de l’inflation, les besoins d’importations qu’impliquent l’industrialisation – dans le contexte de crise internationale – et la résistance de certains groupes de pouvoir. Malgré ces changements, les politiques de santé n’ont quant à elles pas connu de changement radical.
La réforme néolibérale de la santé
En 1993, le rapport sur le Développement Mondial de la Banque Mondiale “Investir dans la Santé” proposait des réformes du secteur de la santé pour les pays à bas et moyen revenu. Il posait le principe que le marché est le meilleur moyen d’allouer les ressources et que les prestations fournies par l’Etat sont nécessairement inefficientes. Le modèle proposé impliquait de considérer la santé comme un bien marchand que les individus ou foyer devaient se procurer sur le marché. Pour ceux qui ne pouvaient se le procurer, l’Etat devait garantir – de préférence en faisant appel au secteur privé – des prestations minimales sélectionnées selon la relation coût-bénéfice. Cela impliquait de fait une inégalité dans l’accès au système de soins de santé. Pour les pays à bas revenu, le rapport préconisait le non-remboursement des chirurgies cardio-vasculaires, des thérapies néonatales intenses et des chimiothérapies pour le SIDA et les cancers à haute mortalité. Le modèle idéal préconisé, inspiré de celui des Etats-Unis, était celui des assurances privées et d’une attention minimale pour les plus pauvres. Il supposait le remplacement du financement de l’offre par celui de la demande et par-là même une séparation nette entre fourniture de service et son financement, laissant ainsi peu d’espace pour l’intervention de l’Etat.
En Argentine, ces transformations ont été imposées comme condition pour la renégociation de la dette avec le FMI et ont été financées avec des crédits de la Banque Mondiale. Elles ont été appliquées dans un système qui était déjà auparavant fragmenté et segmenté, composé par les prestations publiques d’accès gratuit, par les “oeuvres sociales” - une multiplicité d’institutions de sécurité sociale pour travailleurs et financées par ceux-ci – et par les entreprises de médecine prépayée, assurances privées de couverture maladie.
Le réforme se donnait comme objectif de mettre en concurrence toutes les institutions du système. Le service public a alors cessé d’être universel et gratuit, faisant payer les usagers avec “capacité contributive” et les œuvres sociales, dans l’objectif de générer ses propres revenus et pouvoir se passer du financement public. Les œuvres sociales ont quant à elles abandonné l’affiliation par branche ou par secteur, permettant aux affiliés d’opter pour l’institution de leur choix. Elles se sont vues dans l’obligation d’assurer une couverture minimale appelée Programme Médical Obligatoire (PMO). Quant aux assurances privées, ont proposât une régulation mais qui ne fut jamais traduite en loi. Ces mêmes assurances “aspiraient” en fait les usagers à haut pouvoir contributif, des œuvres sociales qui en payant un petit surplus à leurs cotisations pouvaient “éviter” la solidarité du système (apports selon le revenu, même couverture pour tous). C’est ce qu’on appelât l’”écrémage”.
Il s’agissait en fait de rendre naturelle et normale l’idée que l’accès aux services de santé est différent selon la capacité contributive. Même si auparavant cette réalité existait déjà, elle était considérée comme une injustice qui devait être corrigée par la société.
Cette réforme n’a pu être finalisée pour des raisons politiques et pour la pression de certains secteurs corporatistes qui y voyaient leurs intérêts affectés. Mais elle a eu un impact négatif sur l’accès des plus pauvres à la santé et sur les conditions et salaires des travailleurs du secteur car prônant une productivité incompatible avec la nature de leur tâche. Pendant que la monnaie restait stable, le prix des médicaments augmentait, augmentant ainsi les dépenses des foyers en soins de santé.
Pendant ce temps, l’augmentation du chômage affecta les revenus des œuvres sociales dépendantes des contributions salariales. L’appauvrissement des couches moyennes les obligea à renoncer à leurs assurances privées. Toute cette population fut absorbée par un système public sous-financé, qui a montré être l’unique système structurellement anticyclique en période de crise aiguë. Les systèmes assurantiels sociaux et privés ont montré une diminution de la couverture au moment même où les conditions de vie de de santé de la population empiraient.
Les premières mesures en santé ultérieures à la crise se sont faites sur deux axes : la politique des médicaments et le renforcement de la capacité de régulation du gouvernement national pour établir les axes des politiques de santé dans les provinces. S’est mis en place la gratuité des médicaments au niveau de la première ligne et l’obligation de la prescription par ordonnance pour les médicaments vendus en pharmacie. Les dépenses publiques en santé ont connu une augmentation progressive. Un des programme-phare, qui versait une somme par enfant aux familles dont le chef de foyer était sans emploi formel, était conditionné au fait que les enfants fassent leurs consultations et vaccinations dans les centres d’Attention Primaire en Santé (APS).
Il y eut également des avancées législatives comme la réglementation des assurances privées, la loi sur les droits des patients, celles sur la santé reproductive et sur la santé mentale, etc. Ce sont des politiques qui tendent à favoriser l’attention primaire. D’un autre côté, il y eut une diminution des prestations assurées par la sécurité sociale, celle-ci étant déclarée en état d’urgence. Ces changements ont fait apparaitre de nouveaux acteurs, comme ceux visant la production publique de médicaments de base ou ceux qui ont obtenu une loi avancée sur les droits des patients psychiatriques. Cependant, la structure fragmentée et segmentée du système de santé est restée pratiquement intacte, laissant d’importantes inégalités d’accès à la santé selon les secteurs sociaux et les régions du pays.
Dans une course aux revenus, les acteurs corporatistes mettent des freins aux tentatives de réformes dans le secteur de la santé. Historiquement, ces acteurs ont été des obstacles à l’intégration du système, y compris lors des réformes néolibérales. Aujourd’hui, le débat s’articule entre ceux qui souhaitent un “marché régulé d’assurances de santé” - maintenant comme base le modèle assurantiel - et ceux qui défendent un système de santé intégré sous responsabilité de l’Etat, d’accès universel et basé sur le principe de la santé comme droit humain. La résolution de ce conflit n’est pas technique mais bien politique et dépend des forces et des acteurs en présence, dont les travailleurs du secteur et les usagers. Elle est également fondamentalement liée à la possibilité de construire une société plus égalitaire basée sur les droits humains et sociaux et non subordonnée à la tyrannie des marchés. Dans ce conflit, comme dans d’autres, la relation entre démocratie formelle institutionnalisée et démocratisation de la société par la participation directe, se fait jour.
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